Mitterrand et la « grande
Allemagne »
L'ancien président français a longtemps été accusé d'avoir
cherché à bloquer le processus de l'unité allemande. Est-ce un mauvais procès ?
Le président français François Mitterrand au Premier
ministre britannique Margaret Thatcher, le 1er septembre 1989 : « Jamais Gorbatchev n'acceptera une Allemagne unie dans l'Otan. Et
jamais les Américains n'accepteront que la RFA sorte de l'Alliance. Alors, ne
nous inquiétons pas : disons que
[la réunification] se fera quand les Allemands le décideront, mais en sachant que les deux
grands nous en protégeront 1.
» La publication de ces propos dans Verbatim III , en 1995, a contribué
à accréditer l'idée, déjà répandue depuis 1989-1990, par la presse, française
et allemande, et par l'opposition de droite, selon laquelle François Mitterrand
aurait voulu empêcher l'unité allemande en s'alliant avec l'URSS. Il aurait été
« dépassé par les événements », donnant « l'impression détestable d'être
dans le camp retranché de ceux qui tremblent quand l'histoire ébranle le vieil
ordre établi », comme l'écrivait Alain Genest en 19922.
L'étude des archives et de différents témoignages permet
aujourd'hui de nuancer très largement cette vision. Si l'on ne peut prendre
pour argent comptant les explications fournies par l'ancien président lui-même
dans son livre De
l'Allemagne, de la France 1996, d'autres sources disponibles sont plus
fiables. En effet, la chancellerie allemande ayant publié les documents
relatifs à cette période, nous disposons des comptes rendus des entretiens
entre François Mitterrand et Helmut Kohl, ainsi que de nombre de lettres
échangées entre eux et leurs conseillers.
De plus, certains collaborateurs du président français ont
ouvert leurs archives personnelles aux chercheurs, leur offrant ainsi l'accès à
de multiples notes qui ont circulé à l'Élysée et au ministère des Affaires
étrangères. Les témoignages des acteurs de l'époque, comme ceux d'Hubert Védrine,
de l'ancien ambassadeur à Bonn, Serge Boiserai, ou encore du ministre allemand
des Affaires étrangères Hans-Dietrich Genscher, ne corroborent pas la thèse
d'un président français opposé à la réunification. Certes, ces récits ne sont
sans doute pas exempts de subjectivité, mais en croisant ces différentes
sources, on peut tracer un bilan nettement moins sévère de la politique menée
par François Mitterrand entre novembre
1989 et octobre 1990.
RESPECTER LE DROIT DES PEUPLES
François Mitterrand a exprimé très tôt son accord de
principe sur l'unification du peuple allemand en un seul État. En 1984 déjà,
dans une interview au Times,
il affirme que «
les deux Allemagnes ont parfaitement le droit d'évoluer, par des moyens
pacifiques, dans la voie qui leur convient » et, en 1987, il confie à la
télévision allemande ZDF que « les Allemands doivent pouvoir disposer [...] eux-mêmes de leur propre destin
».
A l'automne 1989, alors que les événements se précipitent
à l'Est, il confirme ses positions. A l'occasion du 54ème sommet franco-allemand à Bonn les 2 et 3
novembre 1989, il répond longuement aux questions des journalistes sur ce point
et réaffirme son respect de la volonté du peuple allemand : «
La réunification ne doit pas se situer sur le plan des craintes ou de
l'approbation. Ce qui compte avant tout, c'est la volonté et la détermination
du peuple. » Tout est
dit. Il ne s'agit pas pour lui de s'opposer à l'unité ni de la craindre. Ce
qu'il faut, c'est l'accompagner afin qu'elle ne remette pas en cause les équilibres
chèrement acquis en Europe.
MÉNAGER GORBATCHEV
Si François Mitterrand accepte le principe de la
réunification, il n'en est pas moins préoccupé par ses conséquences. Mikhaïl
Gorbatchev a certes autorisé l'émancipation des démocraties populaires de la
tutelle soviétique, mais il n'est pas encore certain qu'il cède sur la
dissolution de la RDA, et encore moins sur l'appartenance de l'Allemagne
unifiée à l'Otan. Il convient donc de rester prudent. C'est précisément ce que
fait le président français ; et ses partenaires font preuve de la même réserve.
Il ne faut pas acculer le numéro un soviétique à un virage politique
conservateur qui remettrait en cause la détente. Il faut au contraire le
ménager pour préserver la paix.
Or le chancelier Kohl semble vouloir accélérer le
mouvement. Son plan en dix points, présenté devant le Bundestag le 28 novembre
1989, pourtant très prudent, suscite la colère du Kremlin. Lors de son
entretien avec François Mitterrand à Kiev le 6 décembre 1989, Gorbatchev fait
peser la menace d'un coup d'État militaire et évoque un retour à la guerre
froide. Prévenu par son homologue français, le président américain George Bush
s'en émeut et sa position est claire : il faut «
agir en fonction des réactions de l'Union soviétique et des conséquences de
l'unification sur les réformes en cours dans ce pays ». Tel est
aussi le point de vue de François Mitterrand. Pourquoi les journalistes lui
reprochent-ils alors d'avoir voulu faire alliance avec Moscou pour empêcher
l'unification ?
Certes, il s'est rendu à Kiev pour y rencontrer le numéro
un soviétique. Mais l'administration américaine a, elle aussi, multiplié les
rencontres avec Gorbatchev sans qu'on l'accuse pour autant de comploter dans le
dos des Allemands. C'est surtout le voyage effectué par François Mitterrand en
RDA les 20, 21 et 22 décembre 1989 qui a été perçu comme un signe de son
hostilité à la réunification. Pourtant, le secrétaire d'État américain James
Baker s'y est lui-même rendu quelques jours auparavant, sans subir les mêmes critiques.
Mais le fait que la France signe à cette occasion avec la République
démocratique des traités de coopération d'une durée de cinq ans est considéré
comme la confirmation de sa volonté de voir perdurer cet État pourtant en
déliquescence. Le président français donne l'impression de miser sur l'avenir
de l'Allemagne de l'Est, répondant ainsi pleinement aux attentes des autorités
de Berlin.
C'est oublier qu'à Noël 1989 personne ne pense encore que
l'unification sera si rapide, y compris en Allemagne, où nombre d'intellectuels
et d'hommes politiques estiment qu'un processus lent est la meilleure solution
en raison des divergences profondes entre les deux économies et les deux
sociétés. Ils étaient d'ailleurs nombreux à le souligner dès avant les révolutions
au sein des régimes communistes. Ainsi, Hans-Jochen Vogel, le porte-parole de
l'opposition sociale-démocrate au Bundestag, faisait à l'été 1989 ce constat : « Le fait est que les deux États, avec leurs systèmes politiques
différents, leurs organisations économiques et sociales différentes,
constituent des espaces de vie spécifiques. Les gens qui y vivent, leur pensée
et leurs actes sont marqués par les expériences qu'ils y ont faites ... »
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