vendredi 15 novembre 2013

LEVALLOIS-PERRET


LEVALLOIS-PERRET

Mercredi 17 mars 1943, témoignage de Romano

Le 17 mars au matin, Rayman, chef de groupe, Manouchian et moi-même, sommes à notre poste, près de l'hôtel. À 8 heures, comme prévu, les feldgendarmes sortent, portant chacun un fusil. Ils se rangent en colonnes par quatre. Un soldat, mitraillette au bras, surveille. Un sergent, gros revolver au ceinturon, ordonne la marche : "Eins ! zwei !..." et la colonne se met en route. Je suis là, comme un gars qui a le temps de flâner cinq minutes avant le travail. J'entends les ordres allemands.
Manouchian s'approche. Calme. Les mains dans les poches de son imperméable beige. Soudain, rapide, précis, il sort la grenade, la dégoupille, la lance au milieu de la colonne, fait aussitôt demi-tour, court vers la rue où l'attend Rayman, revolver en poche, prêt à intervenir.
Quatre à six secondes, et c'est l'explosion : tous les feldgendarmes s'aplatissent au sol.
D'abord paniqués, ceux des soldats qui ne sont pas blessés par les éclats de grenade se relèvent et tirent un peu partout. Le sergent resté à l'arrière de la colonne aperçoit Manouchian. Il tente de le poursuivre, mais Manouchian a une avance d'environ cinquante mètres. J'entends trois coups de feu. Qui a tiré ? Le soldat allemand ? Rayman ? Angoisse interminable de l'incertitude. Conformément aux instructions, je dois m'éloigner pour rejoindre Rayman et Manouchian dans un café-tabac près de la porte de Champerret. Sans hâte, il ne faut pas attirer l'attention. Pas facile à maîtriser, l'envie de courir.
Mes deux compagnons sont au rendez-vous. "Il y a eu des coups de feu, que s'est-il passé? J'ai eu une sacrée trouille !" Tout doucement, à l'oreille, Rayman me répond "le sergent courait derrière Missak. j'ai attendu qu'il soit assez près pour lui envoyer trois balles dans la poitrine". Expliquez-moi un peu", me demande Manouchian. À voix basse je raconte : "d'un seul coup je t'ai vu courir. Ton imperméable s'est ouvert comme les ailes d'un oiseau. Puis j'ai vu tous les Fritz s'incliner ensemble tels des blés sous le vent." Nous prenons chacun un café - de l'orge grillée à la saccharine - puis nous nous séparons après avoir convenu d'un rendez-vous pour une nouvelle attaque.
Initialement les choses ne devaient pas se passer ainsi. C'est moi qui devais lancer la grenade, je l'avais mise dans ma poche, enveloppée dans une feuille de journal ; Manouchian et Rayman devaient être les défenses. Le rôle de défense est plus dangereux que celui de lanceur : alors que le lanceur de grenade bénéficie de l'effet de surprise, lui laissant quelques secondes pour s'éloigner, la défense doit rester sur place pour le protéger de toute poursuite. Dès notre arrivée, entre 7 et 8 heures, Manouchian s'est approché de moi avec ces mots : "passe-moi la pomme", puis il m'a expliqué : "nous comptions sur une grenade et deux revolvers, nous n'en avons qu'un. Alors c'est moi qui lance. Rayman me couvrira et toi tu vas rester à cinquante mètres. Tu regarderas bien et après tu nous expliqueras comment les choses se sont passées." Voila pourquoi j'étais resté en observateur.
Voyez, avec simplement une grenade et un revolver, trois hommes devaient affronter plus de vingt soldats bien armés. Mais avec Marcel Rayman, l'impossible devenait possible. L'audace, l'effet de surprise, la rapidité suppléaient au manque d'armes.
Tout au moins ce jour-là.

Romano

 

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