dimanche 24 novembre 2013

Mitterrand et la « grande Allemagne »


Mitterrand et la « grande Allemagne »

L'ancien président français a longtemps été accusé d'avoir cherché à bloquer le processus de l'unité allemande. Est-ce un mauvais procès ?

Le président français François Mitterrand au Premier ministre britannique Margaret Thatcher, le 1er septembre 1989 : « Jamais Gorbatchev n'acceptera une Allemagne unie dans l'Otan. Et jamais les Américains n'accepteront que la RFA sorte de l'Alliance. Alors, ne nous inquiétons pas : disons que [la réunification] se fera quand les Allemands le décideront, mais en sachant que les deux grands nous en protégeront 1. » La publication de ces propos dans Verbatim III , en 1995, a contribué à accréditer l'idée, déjà répandue depuis 1989-1990, par la presse, française et allemande, et par l'opposition de droite, selon laquelle François Mitterrand aurait voulu empêcher l'unité allemande en s'alliant avec l'URSS. Il aurait été « dépassé par les événements », donnant « l'impression détestable d'être dans le camp retranché de ceux qui tremblent quand l'histoire ébranle le vieil ordre établi », comme l'écrivait Alain Genest en 19922.

L'étude des archives et de différents témoignages permet aujourd'hui de nuancer très largement cette vision. Si l'on ne peut prendre pour argent comptant les explications fournies par l'ancien président lui-même dans son livre De l'Allemagne, de la France 1996, d'autres sources disponibles sont plus fiables. En effet, la chancellerie allemande ayant publié les documents relatifs à cette période, nous disposons des comptes rendus des entretiens entre François Mitterrand et Helmut Kohl, ainsi que de nombre de lettres échangées entre eux et leurs conseillers.

De plus, certains collaborateurs du président français ont ouvert leurs archives personnelles aux chercheurs, leur offrant ainsi l'accès à de multiples notes qui ont circulé à l'Élysée et au ministère des Affaires étrangères. Les témoignages des acteurs de l'époque, comme ceux d'Hubert Védrine, de l'ancien ambassadeur à Bonn, Serge Boiserai, ou encore du ministre allemand des Affaires étrangères Hans-Dietrich Genscher, ne corroborent pas la thèse d'un président français opposé à la réunification. Certes, ces récits ne sont sans doute pas exempts de subjectivité, mais en croisant ces différentes sources, on peut tracer un bilan nettement moins sévère de la politique menée par François Mitterrand entre novembre 1989 et octobre 1990.

RESPECTER LE DROIT DES PEUPLES

François Mitterrand a exprimé très tôt son accord de principe sur l'unification du peuple allemand en un seul État. En 1984 déjà, dans une interview au Times, il affirme que « les deux Allemagnes ont parfaitement le droit d'évoluer, par des moyens pacifiques, dans la voie qui leur convient »  et, en 1987, il confie à la télévision allemande ZDF que « les Allemands doivent pouvoir disposer [...] eux-mêmes de leur propre destin ».

A l'automne 1989, alors que les événements se précipitent à l'Est, il confirme ses positions. A l'occasion du 54ème  sommet franco-allemand à Bonn les 2 et 3 novembre 1989, il répond longuement aux questions des journalistes sur ce point et réaffirme son respect de la volonté du peuple allemand : « La réunification ne doit pas se situer sur le plan des craintes ou de l'approbation. Ce qui compte avant tout, c'est la volonté et la détermination du peuple. » Tout est dit. Il ne s'agit pas pour lui de s'opposer à l'unité ni de la craindre. Ce qu'il faut, c'est l'accompagner afin qu'elle ne remette pas en cause les équilibres chèrement acquis en Europe.

MÉNAGER GORBATCHEV

Si François Mitterrand accepte le principe de la réunification, il n'en est pas moins préoccupé par ses conséquences. Mikhaïl Gorbatchev a certes autorisé l'émancipation des démocraties populaires de la tutelle soviétique, mais il n'est pas encore certain qu'il cède sur la dissolution de la RDA, et encore moins sur l'appartenance de l'Allemagne unifiée à l'Otan. Il convient donc de rester prudent. C'est précisément ce que fait le président français ; et ses partenaires font preuve de la même réserve. Il ne faut pas acculer le numéro un soviétique à un virage politique conservateur qui remettrait en cause la détente. Il faut au contraire le ménager pour préserver la paix.

Or le chancelier Kohl semble vouloir accélérer le mouvement. Son plan en dix points, présenté devant le Bundestag le 28 novembre 1989, pourtant très prudent, suscite la colère du Kremlin. Lors de son entretien avec François Mitterrand à Kiev le 6 décembre 1989, Gorbatchev fait peser la menace d'un coup d'État militaire et évoque un retour à la guerre froide. Prévenu par son homologue français, le président américain George Bush s'en émeut et sa position est claire : il faut « agir en fonction des réactions de l'Union soviétique et des conséquences de l'unification sur les réformes en cours dans ce pays ». Tel est aussi le point de vue de François Mitterrand. Pourquoi les journalistes lui reprochent-ils alors d'avoir voulu faire alliance avec Moscou pour empêcher l'unification ?

Certes, il s'est rendu à Kiev pour y rencontrer le numéro un soviétique. Mais l'administration américaine a, elle aussi, multiplié les rencontres avec Gorbatchev sans qu'on l'accuse pour autant de comploter dans le dos des Allemands. C'est surtout le voyage effectué par François Mitterrand en RDA les 20, 21 et 22 décembre 1989 qui a été perçu comme un signe de son hostilité à la réunification. Pourtant, le secrétaire d'État américain James Baker s'y est lui-même rendu quelques jours auparavant, sans subir les mêmes critiques. Mais le fait que la France signe à cette occasion avec la République démocratique des traités de coopération d'une durée de cinq ans est considéré comme la confirmation de sa volonté de voir perdurer cet État pourtant en déliquescence. Le président français donne l'impression de miser sur l'avenir de l'Allemagne de l'Est, répondant ainsi pleinement aux attentes des autorités de Berlin.

C'est oublier qu'à Noël 1989 personne ne pense encore que l'unification sera si rapide, y compris en Allemagne, où nombre d'intellectuels et d'hommes politiques estiment qu'un processus lent est la meilleure solution en raison des divergences profondes entre les deux économies et les deux sociétés. Ils étaient d'ailleurs nombreux à le souligner dès avant les révolutions au sein des régimes communistes. Ainsi, Hans-Jochen Vogel, le porte-parole de l'opposition sociale-démocrate au Bundestag, faisait à l'été 1989 ce constat : « Le fait est que les deux États, avec leurs systèmes politiques différents, leurs organisations économiques et sociales différentes, constituent des espaces de vie spécifiques. Les gens qui y vivent, leur pensée et leurs actes sont marqués par les expériences qu'ils y ont faites  ... »

 

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