vendredi 24 juin 2016

Carnet de bord du capitaine Fracasse (2)





















Carnet de bord du capitaine Fracasse
Feuillet du 28 novembre 2001
La journée s’annonçait difficile malgré tous les signes extérieurs qui nous faisaient penser à l’été.  C’était aussi la dernière  journée avant mon départ pour le nouvel emploi à Roberval.  Malgré mes inquiétudes : Votre candidature a été retenue  par les membres du comité de sélection,  disait la lettre  que j’avais  reçue  huit jours plus tôt.  Veuillez-vous présenter le premier mai  à  l’adresse indiquée.   Depuis la nouvelle,  les difficultés concernant mon remplacement au camp  millage 43 du parc de Chibougamau s’étaient  multipliées chaque jour. Mais, depuis trois jours, le remplaçant était là.  Plus le temps ne filait,  plus la liste des notes s’allongeaient.  Mon remplaçant  mémorisait les façons de faire et pour les choses plus particulières,  il   notait  les  détails.  De toute manière,  je resterais  disponible et  facile à joindre, fut ma dernière  recommandation.
La roue  de ma  vie continuait de tourner.  Maintenant  nous habitions Roberval.  Même si je trouvais  le  travail  de  bureau  routinier,  la proximité du lac  me réjouissait.  Les jours de beau temps j’allais prendre ma boîte à lunch,  assis sur les rochers de la digue. Je regardais vers le large.  Je cherchais  en moi les pierres manquantes de ma route.  Assis  au raz de l’eau,  j’imaginais que  le  lac  était  devenu  aussi  grand que la mer.  Comme elle,  ses  eaux  bleues  sous le soleil  se perdent à l’horizon.  Les pierres de ma  digue  doivent  se trouver  dans  un  autre monde,  le  monde des autres rivages que je ne connais pas.  Des rivages  que ne peux atteindre,  ceux  qui  se trouvent  plus  loin  que cet horizon.     La marina  actuelle ainsi que les quais  n’existaient pas encore à cette époque.   Dans la baie se balançaient  cet été là,  deux magnifiques voiliers.  Magnifiques  sous le soleil,  ils tiraient  sur leurs amarres le nez dans le vent,  pareil  à deux purs sangs  prêts à galoper.  Parfois un  voilier manquait.  Il  était disparu.  Il  était   parti,   invisible,  parti  comme si les flots bleus du lac l’avaient englouti.  Parfois, une voile blanche se détachait  sur l’horizon. Je ne savais jamais s’il s’éloignait ou s’il se rapprochait de nous. Le temps du lunch passait trop vite et les petites voiles  se déplacent si lentement.   Certains  jours,  plusieurs curieux  se joignaient  à  moi  et prenaient  du  soleil  sur les rochers.   Un midi, pendant que je mangeais  mon sandwich au jambon,  un grand  gaillard poussa  devant nous  son canot sur les eaux du bassin.   Il agissait  comme  si  personne n’avait été là.   Il  se  donna un petit élan  et  détendu,  il sauta dans le canot.  Il  pagaya doucement en direction des bateaux.  Il  finit par embarquer son sac de toile sur le plus petit voilier.  Enfin,   je pouvais observer les préparatifs  de  son  départ.  Simple  et précis dans ses gestes  si bien qu’en quelques minutes le  voilier,  libéré de son amarre,  faisait déjà route vers le lac.  Je n’en croyais pas mes yeux.   Je suis resté sur ma faim.  Une fois  hors de la baie,  la coque blanche s’inclina dans un petit geste de salutation et  poussé par la brise qui  gonflait sa grande voile, il se mit à tracer sa ligne d’écume vers le large. C’est un souvenir que je n’ai pas oublié même après toutes ces années.  Ce soir-là,  après  mon travail,  je suis revenu sur la rive mais c’était le canot qui se balançait au mouillage dans la baie.  Le voilier s’en était allé.  Il  avait  disparu.  Le lendemain, ainsi que les jours suivants, j’ai guetté  matin  midi  et soir  son retour.  Le midi  du  troisième jour,  le voilier était revenu. Dans ma tête,  revenaient continuellement les  mêmes  questions :   Que  cherchent- ils   plus  loin?   Que  peut-on  trouver  plus  loin  que  cette  ligne  sombre  qui,  certain jour,   semble  se fondre à  l’infini?    Comment peut-on  commander  ces  élégants  bateaux,  qui  n’ont  ni  roues  ni  moteur.   Pourquoi  partent-ils  toujours en  pointant  leur  étrave  vers  l’infini?   Comment  vivre  au présent  un jour de  départ?  Puis  s’évaporer,  se perdre,  se fondre  dans  cet  horizon,   et  revenir de l’infini  trois  jours  plus tard?  Il faut que je trouve.  Il faut que je comprenne.  Joseph Fracasse












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