vendredi 24 juin 2016

Carnet de bord du capitaine fracasse (Feuillet 1)























Carnet de bord du capitaine fracasse
Feuillet du 29 novembre 2000

Une journée de soleil  d’automne,    une  journée d’espoir après  une interminable période de grisaille.  Le vent soufflait  fort  et les nuages  cherchaient à se cacher aux quatre coins du ciel  pour ne pas être trop rapidement délogés.  Ce soir,  après le travail,  je  ferai ma première  sortie sur le lac  en voilier.   C’était ma dernière chance.  Octobre avait,  semble-t-il,  terminé  de distribuer sa réserve de beaux jours.  Le voilier école serait désarmé  à la prochaine  journée de congé  et  placé sur sa remorque pour l’hiver.   J’avais passé tout l’été au bord de l’eau.  Nous avions loué un terrain de villégiature  sur le bord du lac Saint Jean,  dans la municipalité de Chambord.  Déjà la petite famille  grandissait.  Il me semble  que Martin,  qui me suivait  partout,  devait avoir six ans  à cette époque. Les bateaux  faisaient  déjà  partie  de nos vies  depuis longtemps et Nancy,  encore un  bébé,    passait ses journées  dehors.   Elle adorait s’asseoir avec ses jouets dans le  bateau  gonflable sur l’eau  en  bordure  du  Lac ou   placé  à l’ombre  sous les grands pins.  Le bateau lui servait de parc  car  c’était son endroit préféré.   Tantôt jouant et guettant les oiseaux  et  les écureuils,  tantôt rampant hors du bateau  dans tous les coins du terrain. Nancy  aimait déjà  les animaux,  les grenouilles  et même les insectes,   au grand  désespoir de Rita,  sa mère.  Rita,  enceinte  pour la troisième fois,  devait continuellement  la surveiller et  la nettoyer.  La roulotte,  à  laquelle  j’avais ajouté  une  grande  galerie  recouverte d’une toile,  nous faisait office de chalet d’été.  C’était Martin  qui avait la responsabilité de garder le feu de camp vivant.  Il  s’occupait de son travail à la perfection.  Jamais un feu trop  gros, si non  pour le   ramener à l’ordre,  il n’hésitait pas  à  mouiller  d’eau  les flammes et le bout de son bâton à l’occasion.  Sa petite   bouteille  d’eau,  munie  d’un  gicleur  et bien  remplie  était toujours, comme son bâton, à portée de main.  Ne jamais laisser les cendres se refroidir était,  semble-t-il,  sa devise.  En se réveillant le matin,  il se précipitait  dehors pour rassembler avec son bâton au  bout  noirci,  les charbons de la nuit.  IL  soufflait  sur les cendres chaudes  et replaçait  des  brindilles  et  des  bûches jusqu’à  ce qu’un  petit  filet de fumée  s’élève vers le ciel.  Après,  c’était  seulement après,  qu’il revenait à la roulotte  pour réclamer son déjeuner.   Je passais un peu de temps libre à bricoler sur  le quai  et  sur la digue de la  pataugeuse pour les enfants. Le reste de mon temps,  je le passais  au bord de l’eau.  Je regardais  le soleil  se coucher dans les  eaux  dorées  du Lac les soirs de beau temps.  Lorsque le vent soufflait,  je regardais  venir  ses vagues  rageuses qui me défiaient.  Je sentais  sa colère  de lac  lorsqu’il  projetait    des   branches  et  des  troncs  d’arbre  entier  contre  les  rochers.  Je me souviens même d’un de ses  fâcheux  lendemains  de cuite.   IL me semble  qu’il  avait dû  boire tous les alcools  des bas-fonds  de ses  villes  riveraines.  Il  était  assez  en état  de  grâce   pour  nous   piquer   une colère  à tout casser.  Au  petit  matin,  nous avions  retrouvé  notre chaloupe  brisée  sur les rochers.  Pendant  des journées et des nuits  entières,  le lac  grondait.  Il nous intimidait, nous harcelait,  nous trempait avec les  embruns  de  ses armées de vagues  écumantes.   Sans relâche,  elles   prenaient  d’assaut les piliers du quai et  la forteresse  de  pierres  de la pataugeuse que j’avais érigée.  Décidément,  j’aurais dû comprendre  plus tôt  que le lac n’aimait   pas  beaucoup  les barrières,  ni  les  digues.  IL m’avait  repris et broyé  un pilier de  quai  que je lui  avais  imposé.  Je l’ai  aussitôt reconstruit  en  béton armé,  plus gros,  plus haut  et mieux ancré  dans la pierre du rivage.  Pendant l’hiver qui suivit la reconstruction  du  deuxième  pilier,  le lac,  que  je pensais endormi sous  plus d’un mètre  de glace brisa sa carapace.  Elle se fractura.  Une  énorme fissure se fit dans ses glaces.  La  fissure venant du large est venue  frapper,  soulever  et renverser directement mon nouveau pilier.  Bien sûr, tous les riverains  savent  que le lac,  pour protester,  fait chaque année des fissures dans ses glaces.  Mais jamais il n’en avait fait une qui me  touchait personnellement.   Je n’avais jamais vu de fissure à cet endroit et par la suite je n’en ai jamais revu.  Pourtant  je continuais de le regarder.  Pourtant  je continuais d’écouter ses murmures sans  comprendre  la douceur ou la violence dont il était capable.  Je voyais  surtout  ses colères  sans  encore  arriver à  les comprendre.  En même temps  je continuais à le défier avec du  béton et de nouvelles pierres.  C’est  à  cette époque  que j’ai  réalisé que  même si je ne parvenais pas à m’entendre avec lui sur son rivage, je l’aimais quand-même tendrement.  J’aimais  baigner  mon regard dans  ses  yeux.  J’aimais  fixer ses  eaux  endormies.  J’aimais  soutenir son regard  enivrant.  Je voulais  percer  ses secrets intimes.  Je voulais le dépouiller,  lui  dérober  sa  magie.    Je voulais comprendre  en scrutant  ses  profondeurs,  le  déshabiller  de ses écrans,  de ses filtres.  Comme un enfant,  je  voulais  attirer  son attention et  sa tendresse.   Parfois  mon cœur  frissonnait  en le contemplant.  Il était si beau,  sous le soleil,  quand  les  nuages  de  phosphènes,  recouvrait  de poussières d’étoiles célestes se répandaient à sa  surface.   J’avais des vertiges en me regardant dans ses miroirs  mouvants  tellement il était attirant.  Je l’aimais.  J’en étais tombé  amoureux.  IL me fascinait avec  ses colères  que je croyais inutiles.  Il m’attirait avec ses vagues langoureuses,  comme une amante  douce  qui  danse  pour te séduire  encore  et  encore.  Il  pénétrait dans mes yeux  jusque  dans les profondeurs  de mon âme.  Puis un jour,  je suis resté  accroché  aux  yeux de mon amante,  accroché à ses vagues, accroché à sa danse et à ses musiques.  Je  venais  de lui ouvrir les bras.  Avec ma  famille,  j’habiterais à jamais ses rivages.   Je parlerais de lui  en tremblant  et  ma  vie et  mon cœur  lui  seraient fidèles  pour toujours.  . Je l’aimais et  je  capitulais.  Je l’aimais et assis sur les rochers comme au temps de la digue, je lui souriais maintenant.  Dorénavant,  comme un amant jaloux,  je voulais  tout de lui. Je voulais chevaucher ses vagues.  Je voulais vibrer,  comme une coque fragile,  dans ses vents d’été.   Je voulais  grelotter  dans  ses brises  printanières  et défier encore  ses  nuages  sombres et   ses  colères d’automne.     Je voulais  sentir  sur ma joue,  sur ma bouche  mouillée,  ses  baisers d’écume  et  d’eau  douce.  Je voulais me laisser séduire,  me laisser charmer de ses murmures du soir,  de ses musiques de plages  sous le soleil.   Je voulais entendre  le   clapotis de ses eaux  léchant  les rivages enrochées. Je voulais entendre le chant des  sirènes  cachées dans  ses profondeurs.  Je  voulais me reposer  dans ses douceurs  et m’endormir  dans  ses  bras.  Je voulais faire la paix.   Voilà  pourquoi j’abandonnais  désormais  la lutte  inutile sur ses rives,  voilà  pourquoi   j’avais  pris rendez-vous  pour  apprendre  moi aussi  à  hisser ma voile.
Joseph Fracasse










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