Une histoire d'amour
Comme chien et chat
Lovés l'un contre l'autre dans un creux de la couette, les
deux chats bâillèrent à s'en décrocher la mâchoire. Après un regard réprobateur
à celle qui osait troubler leur sommeil, ils quittèrent le lit et, posant avec
réticence leurs pattes sur le carrelage glacé, descendirent à sa suite l'étroit
escalier de pierre.
Considérant qu'un si bel effort méritait sa récompense, Corinne posa devant eux les gamelles odorantes, dissipant du même coup leur mauvaise humeur matinale.
Elle s'assit à son tour devant son bol de thé fumant. Grâce à la grande cuisinière émaillée héritée de sa grand-mère, il faisait très chaud au rez-de-chaussée, bien plus que dans la chambre.
Corinne aimait se lever tôt et profiter des premières heures du jour. Sa maison, un ancien pigeonnier, était située à l'orée du village. Aussitôt achevé le rituel du petit déjeuner, après une douche rapide elle enfilait jean's et T-shirt et se mettait à l'ouvrage.
Seule concession au modernisme, l'ordinateur trônait au milieu de la grande pièce ronde qui servait à la fois de bureau, de séjour et de salle à manger. Corinne s'installait tous les matins devant son écran. Ses doigts agiles volaient sur le clavier, racontant des histoires drôles et des aventures trépidantes pour les jeunes enfants.
Si on lui demandait où elle dénichait ces idées qui plaisaient tant aux jeunes, alors qu'elle-même n'avait pour toute progéniture qu'un chat siamois et un gros chartreux, elle s'en tirait par une pirouette, répondant qu'elle détenait la recette de la jeunesse éternelle ! Ce qui, somme toute, n'était pas un mensonge car à trente-deux ans, elle n'en paraissait pas vingt-cinq. Aux curieux, elle n'avouait jamais qu'au fond de son cœur, le souvenir d'un gamin intrépide l'aidait à conserver intacts les secrets de l'enfance et de l'adolescence.
Philippe n'avait jamais eu vingt ans. Sa vie s'était éteinte un soir d'automne, au retour d'une surprise-partie, dans le fracas d'une voiture qui dérape sur la chaussée glissante. Corinne avait longtemps cru que pour elle également tout avait pris fin ce soir-là. Pourtant, petit à petit, la douleur s'était apaisée. A l'époque, elle avait même eu quelques flirts, mais pas un qui puisse soutenir la comparaison avec son meilleur ami, son premier amour.
Sous les traits de Philippe, elle avait créé un héros gai et audacieux, le chef d'une bande de détectives en herbe ! Quand l'imagination lui faisait défaut, il lui suffisait de fermer les yeux et de puiser dans sa mémoire. Elle revoyait le regard pétillant de malice du gamin de douze ans ou les faux airs conquérants de l'adolescent, et Philippe revivait. Elle avait ainsi écrit, avec succès, des pages et des pages de péripéties pour un éternel adolescent, toujours vainqueur.
Bien sûr, avec les années, cet attachement pour son amour d'enfance avait pris des proportions plus raisonnables. Il y avait eu des hommes auprès d'elle. Pourtant, à l'inverse de sa vie professionnelle, sa vie sentimentale n'était pas une réussite. Ses histoires d'amour avaient tendance à tourner court.
Ainsi, à l'issue d'une amère déception elle avait décidé de quitter Paris et de s'installer seule dans sa maison de Kerglaz. C'était là, en Bretagne où elle avait passé, chez ses grands-parents, tant de vacances heureuses qu'elle espérait retrouver la sérénité, sur les lieux mêmes où elle avait rencontré Philippe. Ses Parents qui connaissaient bien le village pour y avoir vécu toute leur jeunesse, avaient poussé les hauts cris ! Ils craignaient que la solitude y soit trop pesante pour leur Parisienne de fille ! Ils s'inquiétaient à tort. Depuis son arrivée à Kerglaz, Corinne ne s'était pas ennuyée un instant. Elle avait même renoué avec quelques amis d'enfance, négligés depuis la disparition de Philippe.
Et surtout, il y avait sa cousine Martine... Mariée et mère de deux magnifiques bambins, Martine était bien décidée à caser sa cousine, coûte que coûte ! Elle usait des pires stratagèmes pour lui présenter tout ce que la région comptait de célibataires entre vingt-cinq et cinquante ans ! Depuis qu'elle s'était aperçue du manège, Corinne essayait vainement de déjouer les plans de sa diabolique cousine. Pourtant, la veille encore, elle s'était laissé prendre ! Elle se remémorait le détestable personnage que Martine lui avait imposé au cours d'un dîner qui ne devait être qu'un simple repas de famille.
Sous un faux prétexte, Martine l'avait attirée dans la cuisine, à l'écart des autres convives, pour lui citer les mérites de celui qu'elle décrivait comme un mélange subtil d'Indiana Jones et de Gary Cooper ! Corinne ne partageait pas son avis. Si l'homme n'était pas laid, c'était bien le pire macho qu'il lui ait été donné d'approcher... un homme des bois affublé d'un fusil et de trois chiens de chasse ! De plus, au cours de la conversation elle comprit qu'il avait osé installer son exploitation dans l'ancienne ferme des grands-parents de Philippe. Il se voyait ainsi décerner la palme des indésirables ! Rien de surprenant à ce qu'après le repas, malgré son insistance polie à vouloir la raccompagner, elle ait refusé catégoriquement. Elle préférait rentrer à pied dans le froid plutôt que supporter cet intrus et ses affreux chiens frétillant à l'arrière du véhicule !
Corinne poussa un profond soupir et se contraignit à relire à l'écran les pages qu'elle venait de taper. Distraite par le souvenir du dîner de la veille, elle n'était pas très attentive à sa prose. Décidément, cet homme avait gâché sa soirée. Était-ce le sourire légèrement désabusé qu'il laissait constamment flotter sur ses lèvres qui l'énervait à ce point ? Pourtant... C'est vrai qu'il ressemble à Harrisson Ford se dit-elle... Elle haussa les épaules et se remit à son roman. Le fait qu'il fut beau garçon n'en était que plus irritant !
Au même moment, dans la ferme isolée de l'autre côté du village, Indiana Jones, sans fouet et sans chapeau, contemplait, l'air un peu hébété, un petit garçon qui le fixait avec angoisse.
Il y eut l'écho de hauts talons crépitant sur les dalles de l'allée, une portière claquée sans ménagement, une voiture démarrant dans la nuit... Une fois de plus, Édith faisait irruption dans sa vie pour en sortir immédiatement. Pas étonnant qu'il ait développé une certaine misogynie ! Son ex-épouse était un modèle d'égoïsme et d'opportunisme. Quelques années auparavant, elle l'avait quitté, emportant avec elle un petit garçon de trois ans. Aujourd'hui, Antoine en avait onze. Assis, tout raide, dans un coin du canapé, il regardait avec anxiété ce père qu'il ne connaissait pas. A six heures du matin, encore tout ensommeillé du voyage, il s'était vu propulsé dans cette maison perdue en pleine campagne. Il avait écouté sa mère expliquer à un inconnu mal réveillé qu'elle allait épouser Victor avec qui elle partait pour les États-Unis. Il était hors de question qu'elle inflige à cet homme la présence d'un gamin qui n'était pas le sien. Elle-même supportait le gosse depuis assez longtemps pour que le père prenne enfin la relève.
Elle s'était exprimée sans essayer de ménager l'enfant, parlant de lui comme s'il était absent ou sourd ! Adam était horrifié de la façon dont Édith avait traité le gosse. Pourtant, il avait maîtrisé la colère qu'il sentait croître en lui, pour ne pas aggraver le désarroi du petit garçon.
Quand Édith eut disparu, abandonnant derrière elle une valise de cuir et un petit Antoine apeuré, Adam se tourna vers son fils. Il n'avait aucune pratique des enfants et ne savait pas comment l'aborder !
- Tu as faim ? Tu veux quelque chose... du café... du thé, peut-être ? Je n'ai pas de lait à la maison...
- Non, merci, Monsieur, ce n'est pas la peine...
- Tu peux m'appeler Papa, tu sais... Ou bien Adam, si tu préfères... Je m'appelle Adam.
Antoine avait les yeux rougis par la fatigue ou peut-être par les larmes qu'il essayait de retenir. Adam l'avait installé dans sa chambre. Il avait posé à son chevet un verre et une bouteille d'eau minérale. Quand l'enfant eut enfin sombré dans un sommeil agité, il endossa sa canadienne, siffla ses chiens et partit, à grandes enjambées, à travers la campagne. Il avait besoin de se calmer et de faire le point.
De temps en temps, il croisait un chasseur qui le saluait. Il répondait d'un signe de la main mais continuait sa route. Sa longue silhouette au fusil en bandoulière était connue de tous. Pourtant, jamais une balle n'avait franchi le canon de ce qu'il appelait « son vieux tromblon » ! Malgré son apparence virile, Adam était un tendre qui n'aurait pas fait de mal à une mouche ! Quand il parcourait les bois et les champs en jachère, ses chiens sur les talons, il emportait toujours ce fusil, souvenir d'un vieil oncle. C'était une façon de mieux s'intégrer aux hommes du village, de leur ressembler. Mais les lièvres et les lapins de garennes pouvaient dormir sur leurs deux grandes oreilles... rien à craindre de cette arme-là !
Adam se rappelait son arrivée à Kerglaz, dix ans plus tôt. Édith et lui étaient mariés depuis trois ans et Antoine était un tout petit bébé. A l'époque, dans leur cercle d'amis, on ne parlait que d'écologie et de culture biologique ! Le jeune couple avait quitté Paris pour s'installer dans la vieille ferme, bien décidé à créer une exploitation modèle. Édith s'était rapidement ennuyée dans ce décor rustique et face à ce qu'elle appelait la rusticité des villageois ! Ses amis lui manquaient, elle regrettait le salon de coiffure parisien où elle exerçait ses talents d'esthéticienne. Un beau matin, elle avait levé le camp, sans crier gare, emportant avec elle ses vêtements, ses bijoux et son petit garçon. Adam s'était entêté, il était resté seul et s'était pris à aimer cette solitude. Il s'était forgé une clientèle fidèle et les légumes qu'il produisait avaient bonne réputation.
Une seule fois, Édith lui avait confié Antoine. Il avait gardé le petit pendant trois semaines à l'issue desquelles Édith était revenue récupérer son fils, toute bronzée et rayonnante. Après, il n'avait plus eu la moindre nouvelle de la mère ni de l'enfant. Adam s'était accommodé du fait. Il se disait qu'après tout, il n'avait peut-être pas la fibre paternelle très développée.
Au fil des jours, pour se tenir compagnie, il avait recueilli un chien, puis deux, puis trois ! La dernière était une petite chienne polissonne, une fauve de Bretagne qui s'appelait Fauvette et le réjouissait par ses espiègleries.
Pour l'heure, perdu dans ses pensées, Adam négligeait la surveillance de ses trois compagnons. Il devait parer au plus urgent, il lui fallait faire les démarches afin d'inscrire Antoine au Lycée le plus proche. Le gamin serait assez perturbé, inutile de lui faire en plus rater son année scolaire ! Il décida d'aller consulter son ami André Le Guyader qui était Maire de Kerglaz et saurait le conseiller. A la croisée des chemins, il prit donc celui du village.
Pendant ce temps, armé d'un gros sécateur, Corinne taillait la haie vive qui entourait son terrain. Cette végétation était vraiment envahissante, elle avait l'impression que même la mauvaise saison n'arrivait pas à calmer son foisonnement ! Ce faisant, elle surveillait d'un œil vigilant les allées et venues des deux chats qui n'étaient pas autorisés à quitter l'enceinte du jardin.
Soudain, elle vit Ludwig se hérisser, ses yeux bleus avaient pris une couleur si claire qu'ils en paraissaient presque blancs. Wolfgang laissa fuser un grognement sourd et fonça vers la barrière, toutes griffes dehors.
De l'autre côté de la clôture, une grosse boule de poils roux grattait frénétiquement le sol, faisant voler autour d'elle des mottes de terre et des gravillons. Affolée, Corinne s'élança à la poursuite du téméraire chartreux et le rattrapa in extremis.
Tiré de sa rêverie par les jappements enthousiasmés des deux setters qui encourageaient leur copine, Adam s'était, à son tour, précipité et récupérait sa chienne. Quelle malchance ! Déjà, la veille, cette fille ne semblait pas trop l'apprécier. Cette fois, c'est sûr, elle va en faire un drame, pensa-t-il. Penaud, il s'excusa maladroitement. Devant le visage fermé de Corinne, il comprit qu'il était inutile d'insister. Il prit congé poliment et s'éloigna retenant par son collier une Fauvette déjà prête à retourner sur les lieux de son crime ! C'est dommage, elle est plutôt jolie, se dit-il. Bah ! Certainement une snobinarde et une enquiquineuse ! J'ai bien assez de soucis comme ça...
Rouge de colère, Corinne regagna son logis en poussant devant elle les deux chats tout excités par leur aventure.
- Allez... venez, les chats. On va prendre un bon bol de lait !
Toujours à voix haute, elle compléta pour elle même :
- Décidément, cet homme est un empêcheur de tourner en rond ! Il y a vraiment des gens qui s'évertuent à polluer la vie des autres ! Et Martine qui voudrait...tant trouver l’amoureux de sa vie
Fataliste, elle ralluma son ordinateur. Et dire qu'elle avait voulu faire un peu de jardinage pour se changer les idées. Et bien, c'est réussi ! Se dit-elle.
Son roman était presque terminé, il restait à peine quelques retouches à apporter au dernier chapitre. Chaque histoire qui s'achevait la rendait un peu mélancolique. Alors, plutôt que de poster le manuscrit, elle résolu d'aller le porter chez son éditeur à Paris. Cela lui permettait de passer quelques jours chez ses parents. Elle consulta sa montre. En se hâtant, elle avait juste le temps de mettre le point final à son histoire et de boucler son sac de voyage. Elle pourrait prendre la route ce soir, les deux chats confortablement installés dans leur grand panier d'osier, sur le siège arrière de la voiture.
Huit jours plus tard, elle se retrouvait un peu désorientée devant sa barrière blanche. Dès qu'elle eut franchi la porte, elle libéra les chats et se hâta d'allumer le chauffage. Les vieux murs de son chalet s'imprégnaient facilement d'humidité. Une fois les convecteurs allumés, elle mit du bois dans la vieille cuisinière et posa une bouilloire sur la plaque de fonte. Avec la pluie, la route lui avait semblé longue et les chats n'avaient pas cessé de miauler durant tout le trajet ! Enfin, elle pouvait se détendre. Elle enleva ses bottes et chaussa ses pantoufles. Elle s'étira en souriant, se remémorant les bons moments qu'elle venait de passer avec ses parents. Quand la bouilloire lâcha son doux chuintement, elle mit le thé à infuser et s'accouda à la fenêtre.
Tous les soirs, le car de ramassage scolaire déposait les enfants à deux pas du pigeonnier. Corinne aimait bien regarder les gosses qui s'égayaient aux quatre coins du village. Les grands par petits groupes, les filles bras-dessus bras-dessous et les petits en hordes piaillantes et gesticulantes !
Déjà la nuit tombait, pourtant Corinne remarqua un groupe d'enfants qui semblaient particulièrement agités. Soudain, elle entendit une petite ritournelle qui lui rappela son enfance. Les gosses criaient « Parisien, tête de chien... Parigot, tête de veau ! » Qu'est-ce qu'elle avait pu l'entendre ce refrain ! Elle se revit, toute petite, juchée sur le talus du terrain de son grand-père. Armée de pommes pourries et aidée par Martine, elle bombardait les enfants du village qui lui jetaient des pierres en criant leur fameux slogan ! Et dire que, quelques années plus tard, ces mêmes galopins étaient devenus ses meilleurs amis !
D'un coup de torchon, Corinne essuya la vitre embuée. Juste devant sa barrière, elle vit un petit garçon qui pleurait sous les quolibets et les railleries d'une bande de chenapans. Rapidement, elle enfila sa veste et sortit dans la rue. A sa vue, les tourmenteurs eurent tôt fait de déguerpir, abandonnant leur victime qui tentait vainement de ravaler ses pleurs.
Elle s'approcha du petit « Parisien » et l'entoura d'un bras protecteur.
- Ne pleure pas, mon petit lapin, calme toi... Je vais te raccompagner chez toi.
- Ne vous dérangez pas, Madame. Je vais rentrer tout seul.
- Ça ne me dérange pas du tout ! Je vais t'accompagner un bout de chemin... Si tu veux, on demandera à tes parents de venir te chercher à l'arrêt de bus, la prochaine fois...
- Ce n’est pas la peine Madame, il n'y a personne à la maison. Mon papa n'est pas encore rentré des champs.
- Alors, viens chez moi un instant. Tu vas boire un bon bol de chocolat, et ensuite je te raccompagnerai...
Corinne installa le petit dans la cuisine et lui tendit des mouchoirs en papier afin qu'il puisse sécher ses larmes. Alors qu'enfin rasséréné il lui dédiait un charmant sourire, elle eut comme un éblouissement. Ces deux fossettes qui creusaient des joues bien rebondies, ces petits yeux couleur noisette... Dans la rue mal éclairée, elle n'avait rien remarqué. C'est incroyable, on croirait voir Philippe, se dit-elle ! Non, je dois me faire des idées ! Tous les gosses de cet âge-là se ressemblent ! Pourtant... c'est étrange... les mêmes cheveux bruns et frisés...
Pour couper court à la nostalgie qui risquait de l'envahir, elle, appela les chats à la rescousse et les présenta au garçonnet ravi. Il joua un instant avec les deux félins, puis ils parlèrent de sa journée au lycée, elle lui raconta des anecdotes amusantes sur le village, lui assurant qu'il s'y habituerait bien vite. Enfin, il fut l'heure de le raccompagner. Il avait retrouvé toute sa confiance en soi et certifiait qu'il n'avait plus peur du tout.
- Je suis bien content de vous avoir rencontrée, Madame.
- Moi aussi, Antoine, je suis enchantée, j'espère bien qu'on se reverra souvent. En tous les cas, tu sais ou j'habite, tu peux passer me voir quand tu veux !
- Promis ! Mais... Si ça ne vous dérange pas, je préférerais que vous ne m'accompagniez pas jusqu'à la maison... J'ai trop peur que mon père me prenne pour une poule mouillée !
- Ne t'inquiètes pas, tu n'es pas une poule mouillée ! Mais c'est d'accord, je te laisserai au bout de la rue. Surtout, ne traîne pas en route et sois prudent.
Ils se séparèrent sur un signe de la main. Corinne rebroussa chemin et regagna sa maison, toute pensive. J'aimerais bien avoir un petit garçon comme lui, se dit-elle. Arrête de rêver, ma fille ! Avant d'avoir un enfant comme ça, il faut d'abord dégotter le papa, comme dirait Martine !
Elle regrettait que le lendemain soit un samedi, il n'y aurait pas de lycée, pas de car de ramassage scolaire. Elle ne reverrait pas son nouvel ami avant lundi. Dimanche matin, j'irai faire un tour au marché, pensa-t-elle. Peut-être le rencontrerai-je avec ses parents. Pour avoir un enfant aussi adorable et bien élevé, ce sont sûrement des gens charmants !
Elle décida qu'elle dînerait d'une simple soupe en boîte et se coucherait tôt ce soir-là. Elle voulait se lever de bonne heure le lendemain... Il y a encore cette satanée haie à tailler, pensa-t-elle. Les branches s'insinuent jusque chez le voisin, je ne voudrais pas qu'il en prenne ombrage...
La fatigue de la route aidant, elle s'endormit immédiatement dans son grand lit de plumes, les deux chats roulés en boule à ses pieds. Elle dormit d'une seule traite et se réveilla en pleine forme.
Vers onze heures, elle décida de rendre visite à Martine afin de lui rapporter les dernières nouvelles parisiennes dont sa cousine était très friande. Elle enfilait son trench en cuir quand la cloche du jardin émit son tintement grêle.
- Tiens ? C'est peut-être Martine !
Quelle ne fut pas sa surprise, lorsqu'elle jeta un coup d'œil par la fenêtre ! Suspendu d'une main à la manette de la cloche de cuivre, Antoine retenait de l'autre main un Indiana Jones endimanché qui semblait vouloir s'enfuir !
La scène était assez cocasse pour que Corinne accueille ses visiteurs le sourire aux lèvres. Adam pensa qu'elle était vraiment belle quand elle quittait sa mine renfrognée. Son fils lui avait raconté sa mésaventure de la veille et vanté les qualités extraordinaires de celle qui l'avait secouru. Adam avait jugé courtois d'aller remercier la jeune femme. Devant l'enthousiasme délirant de son fils et le flot de superlatifs, pas un instant il n'avait imaginé qu'il s'agissait de cette jeune femme-là ! Ce n'est que devant la barrière du jardin où subsistait encore le trou, vestige des méfaits de Fauvette, qu'il avait saisi la situation !
Ils pénétrèrent tous trois dans la grande pièce chaleureusement décorée. Spontanément, pour ne pas peiner l'enfant, les deux adultes se comportèrent comme des amis de longue date. Antoine, quant à lui, oublia rapidement leur présence pour chahuter avec les chats ! Corinne ouvrit une bouteille de Porto et disposa les verres sur un plateau. Ils s'assirent côte à côte sur le lourd canapé de cuir. Dès cet instant, à leur insu, le charme se mit à agir ! Ils parlèrent du village et s'amusèrent d'être tous deux des Parisiens exilés.
- Par quel hasard avez-vous découvert Kerglaz et acheté cette ferme ?
- Oh, je ne l'ai pas achetée, je l'ai héritée de mes grands-parents !
- Vos grands-parents ? Mais... c'étaient les grands-parents de Philippe qui habitaient là !
- Vous connaissiez Philippe ? C'était mon cousin ! Qu'est-ce qu'ont s'entendaient bien lui et moi ! Malheureusement, on ne se voyait pas beaucoup parce que mon père était militaire de carrière et basé en Allemagne. Mais on s'écrivait souvent ! On se racontait tous nos secrets !
- Alors... Il vous a peut-être parlé de moi...
- Oh, je vois ! Oui... Bien sûr ! Vous êtes Coco ! Dans toutes ses lettres, il me parlait de Corinne... J'aurais dû m'en douter !
Pour cacher son trouble, Corinne entreprit de remplir les verres.
- Cette ressemblance d'Antoine... Ça ne m'étonne plus ! Mais alors, vous êtes le fameux Adam ! Je me souviens, il me disait « un jour je te présenterai mon cousin Adam, mais ne va pas t'amuser à le séduire ou je te tords le cou ! »
- C'est drôle, c'est aussi ce qu'il me disait en parlant de vous ! dit Adam en posant sa main sur celle de Corinne.
Il la regarde tendrement et poursuivit :
- Je crois que je vais quand même prendre le risque et tenter de vous séduire. Philippe me pardonnerait certainement...Corine
Considérant qu'un si bel effort méritait sa récompense, Corinne posa devant eux les gamelles odorantes, dissipant du même coup leur mauvaise humeur matinale.
Elle s'assit à son tour devant son bol de thé fumant. Grâce à la grande cuisinière émaillée héritée de sa grand-mère, il faisait très chaud au rez-de-chaussée, bien plus que dans la chambre.
Corinne aimait se lever tôt et profiter des premières heures du jour. Sa maison, un ancien pigeonnier, était située à l'orée du village. Aussitôt achevé le rituel du petit déjeuner, après une douche rapide elle enfilait jean's et T-shirt et se mettait à l'ouvrage.
Seule concession au modernisme, l'ordinateur trônait au milieu de la grande pièce ronde qui servait à la fois de bureau, de séjour et de salle à manger. Corinne s'installait tous les matins devant son écran. Ses doigts agiles volaient sur le clavier, racontant des histoires drôles et des aventures trépidantes pour les jeunes enfants.
Si on lui demandait où elle dénichait ces idées qui plaisaient tant aux jeunes, alors qu'elle-même n'avait pour toute progéniture qu'un chat siamois et un gros chartreux, elle s'en tirait par une pirouette, répondant qu'elle détenait la recette de la jeunesse éternelle ! Ce qui, somme toute, n'était pas un mensonge car à trente-deux ans, elle n'en paraissait pas vingt-cinq. Aux curieux, elle n'avouait jamais qu'au fond de son cœur, le souvenir d'un gamin intrépide l'aidait à conserver intacts les secrets de l'enfance et de l'adolescence.
Philippe n'avait jamais eu vingt ans. Sa vie s'était éteinte un soir d'automne, au retour d'une surprise-partie, dans le fracas d'une voiture qui dérape sur la chaussée glissante. Corinne avait longtemps cru que pour elle également tout avait pris fin ce soir-là. Pourtant, petit à petit, la douleur s'était apaisée. A l'époque, elle avait même eu quelques flirts, mais pas un qui puisse soutenir la comparaison avec son meilleur ami, son premier amour.
Sous les traits de Philippe, elle avait créé un héros gai et audacieux, le chef d'une bande de détectives en herbe ! Quand l'imagination lui faisait défaut, il lui suffisait de fermer les yeux et de puiser dans sa mémoire. Elle revoyait le regard pétillant de malice du gamin de douze ans ou les faux airs conquérants de l'adolescent, et Philippe revivait. Elle avait ainsi écrit, avec succès, des pages et des pages de péripéties pour un éternel adolescent, toujours vainqueur.
Bien sûr, avec les années, cet attachement pour son amour d'enfance avait pris des proportions plus raisonnables. Il y avait eu des hommes auprès d'elle. Pourtant, à l'inverse de sa vie professionnelle, sa vie sentimentale n'était pas une réussite. Ses histoires d'amour avaient tendance à tourner court.
Ainsi, à l'issue d'une amère déception elle avait décidé de quitter Paris et de s'installer seule dans sa maison de Kerglaz. C'était là, en Bretagne où elle avait passé, chez ses grands-parents, tant de vacances heureuses qu'elle espérait retrouver la sérénité, sur les lieux mêmes où elle avait rencontré Philippe. Ses Parents qui connaissaient bien le village pour y avoir vécu toute leur jeunesse, avaient poussé les hauts cris ! Ils craignaient que la solitude y soit trop pesante pour leur Parisienne de fille ! Ils s'inquiétaient à tort. Depuis son arrivée à Kerglaz, Corinne ne s'était pas ennuyée un instant. Elle avait même renoué avec quelques amis d'enfance, négligés depuis la disparition de Philippe.
Et surtout, il y avait sa cousine Martine... Mariée et mère de deux magnifiques bambins, Martine était bien décidée à caser sa cousine, coûte que coûte ! Elle usait des pires stratagèmes pour lui présenter tout ce que la région comptait de célibataires entre vingt-cinq et cinquante ans ! Depuis qu'elle s'était aperçue du manège, Corinne essayait vainement de déjouer les plans de sa diabolique cousine. Pourtant, la veille encore, elle s'était laissé prendre ! Elle se remémorait le détestable personnage que Martine lui avait imposé au cours d'un dîner qui ne devait être qu'un simple repas de famille.
Sous un faux prétexte, Martine l'avait attirée dans la cuisine, à l'écart des autres convives, pour lui citer les mérites de celui qu'elle décrivait comme un mélange subtil d'Indiana Jones et de Gary Cooper ! Corinne ne partageait pas son avis. Si l'homme n'était pas laid, c'était bien le pire macho qu'il lui ait été donné d'approcher... un homme des bois affublé d'un fusil et de trois chiens de chasse ! De plus, au cours de la conversation elle comprit qu'il avait osé installer son exploitation dans l'ancienne ferme des grands-parents de Philippe. Il se voyait ainsi décerner la palme des indésirables ! Rien de surprenant à ce qu'après le repas, malgré son insistance polie à vouloir la raccompagner, elle ait refusé catégoriquement. Elle préférait rentrer à pied dans le froid plutôt que supporter cet intrus et ses affreux chiens frétillant à l'arrière du véhicule !
Corinne poussa un profond soupir et se contraignit à relire à l'écran les pages qu'elle venait de taper. Distraite par le souvenir du dîner de la veille, elle n'était pas très attentive à sa prose. Décidément, cet homme avait gâché sa soirée. Était-ce le sourire légèrement désabusé qu'il laissait constamment flotter sur ses lèvres qui l'énervait à ce point ? Pourtant... C'est vrai qu'il ressemble à Harrisson Ford se dit-elle... Elle haussa les épaules et se remit à son roman. Le fait qu'il fut beau garçon n'en était que plus irritant !
Au même moment, dans la ferme isolée de l'autre côté du village, Indiana Jones, sans fouet et sans chapeau, contemplait, l'air un peu hébété, un petit garçon qui le fixait avec angoisse.
Il y eut l'écho de hauts talons crépitant sur les dalles de l'allée, une portière claquée sans ménagement, une voiture démarrant dans la nuit... Une fois de plus, Édith faisait irruption dans sa vie pour en sortir immédiatement. Pas étonnant qu'il ait développé une certaine misogynie ! Son ex-épouse était un modèle d'égoïsme et d'opportunisme. Quelques années auparavant, elle l'avait quitté, emportant avec elle un petit garçon de trois ans. Aujourd'hui, Antoine en avait onze. Assis, tout raide, dans un coin du canapé, il regardait avec anxiété ce père qu'il ne connaissait pas. A six heures du matin, encore tout ensommeillé du voyage, il s'était vu propulsé dans cette maison perdue en pleine campagne. Il avait écouté sa mère expliquer à un inconnu mal réveillé qu'elle allait épouser Victor avec qui elle partait pour les États-Unis. Il était hors de question qu'elle inflige à cet homme la présence d'un gamin qui n'était pas le sien. Elle-même supportait le gosse depuis assez longtemps pour que le père prenne enfin la relève.
Elle s'était exprimée sans essayer de ménager l'enfant, parlant de lui comme s'il était absent ou sourd ! Adam était horrifié de la façon dont Édith avait traité le gosse. Pourtant, il avait maîtrisé la colère qu'il sentait croître en lui, pour ne pas aggraver le désarroi du petit garçon.
Quand Édith eut disparu, abandonnant derrière elle une valise de cuir et un petit Antoine apeuré, Adam se tourna vers son fils. Il n'avait aucune pratique des enfants et ne savait pas comment l'aborder !
- Tu as faim ? Tu veux quelque chose... du café... du thé, peut-être ? Je n'ai pas de lait à la maison...
- Non, merci, Monsieur, ce n'est pas la peine...
- Tu peux m'appeler Papa, tu sais... Ou bien Adam, si tu préfères... Je m'appelle Adam.
Antoine avait les yeux rougis par la fatigue ou peut-être par les larmes qu'il essayait de retenir. Adam l'avait installé dans sa chambre. Il avait posé à son chevet un verre et une bouteille d'eau minérale. Quand l'enfant eut enfin sombré dans un sommeil agité, il endossa sa canadienne, siffla ses chiens et partit, à grandes enjambées, à travers la campagne. Il avait besoin de se calmer et de faire le point.
De temps en temps, il croisait un chasseur qui le saluait. Il répondait d'un signe de la main mais continuait sa route. Sa longue silhouette au fusil en bandoulière était connue de tous. Pourtant, jamais une balle n'avait franchi le canon de ce qu'il appelait « son vieux tromblon » ! Malgré son apparence virile, Adam était un tendre qui n'aurait pas fait de mal à une mouche ! Quand il parcourait les bois et les champs en jachère, ses chiens sur les talons, il emportait toujours ce fusil, souvenir d'un vieil oncle. C'était une façon de mieux s'intégrer aux hommes du village, de leur ressembler. Mais les lièvres et les lapins de garennes pouvaient dormir sur leurs deux grandes oreilles... rien à craindre de cette arme-là !
Adam se rappelait son arrivée à Kerglaz, dix ans plus tôt. Édith et lui étaient mariés depuis trois ans et Antoine était un tout petit bébé. A l'époque, dans leur cercle d'amis, on ne parlait que d'écologie et de culture biologique ! Le jeune couple avait quitté Paris pour s'installer dans la vieille ferme, bien décidé à créer une exploitation modèle. Édith s'était rapidement ennuyée dans ce décor rustique et face à ce qu'elle appelait la rusticité des villageois ! Ses amis lui manquaient, elle regrettait le salon de coiffure parisien où elle exerçait ses talents d'esthéticienne. Un beau matin, elle avait levé le camp, sans crier gare, emportant avec elle ses vêtements, ses bijoux et son petit garçon. Adam s'était entêté, il était resté seul et s'était pris à aimer cette solitude. Il s'était forgé une clientèle fidèle et les légumes qu'il produisait avaient bonne réputation.
Une seule fois, Édith lui avait confié Antoine. Il avait gardé le petit pendant trois semaines à l'issue desquelles Édith était revenue récupérer son fils, toute bronzée et rayonnante. Après, il n'avait plus eu la moindre nouvelle de la mère ni de l'enfant. Adam s'était accommodé du fait. Il se disait qu'après tout, il n'avait peut-être pas la fibre paternelle très développée.
Au fil des jours, pour se tenir compagnie, il avait recueilli un chien, puis deux, puis trois ! La dernière était une petite chienne polissonne, une fauve de Bretagne qui s'appelait Fauvette et le réjouissait par ses espiègleries.
Pour l'heure, perdu dans ses pensées, Adam négligeait la surveillance de ses trois compagnons. Il devait parer au plus urgent, il lui fallait faire les démarches afin d'inscrire Antoine au Lycée le plus proche. Le gamin serait assez perturbé, inutile de lui faire en plus rater son année scolaire ! Il décida d'aller consulter son ami André Le Guyader qui était Maire de Kerglaz et saurait le conseiller. A la croisée des chemins, il prit donc celui du village.
Pendant ce temps, armé d'un gros sécateur, Corinne taillait la haie vive qui entourait son terrain. Cette végétation était vraiment envahissante, elle avait l'impression que même la mauvaise saison n'arrivait pas à calmer son foisonnement ! Ce faisant, elle surveillait d'un œil vigilant les allées et venues des deux chats qui n'étaient pas autorisés à quitter l'enceinte du jardin.
Soudain, elle vit Ludwig se hérisser, ses yeux bleus avaient pris une couleur si claire qu'ils en paraissaient presque blancs. Wolfgang laissa fuser un grognement sourd et fonça vers la barrière, toutes griffes dehors.
De l'autre côté de la clôture, une grosse boule de poils roux grattait frénétiquement le sol, faisant voler autour d'elle des mottes de terre et des gravillons. Affolée, Corinne s'élança à la poursuite du téméraire chartreux et le rattrapa in extremis.
Tiré de sa rêverie par les jappements enthousiasmés des deux setters qui encourageaient leur copine, Adam s'était, à son tour, précipité et récupérait sa chienne. Quelle malchance ! Déjà, la veille, cette fille ne semblait pas trop l'apprécier. Cette fois, c'est sûr, elle va en faire un drame, pensa-t-il. Penaud, il s'excusa maladroitement. Devant le visage fermé de Corinne, il comprit qu'il était inutile d'insister. Il prit congé poliment et s'éloigna retenant par son collier une Fauvette déjà prête à retourner sur les lieux de son crime ! C'est dommage, elle est plutôt jolie, se dit-il. Bah ! Certainement une snobinarde et une enquiquineuse ! J'ai bien assez de soucis comme ça...
Rouge de colère, Corinne regagna son logis en poussant devant elle les deux chats tout excités par leur aventure.
- Allez... venez, les chats. On va prendre un bon bol de lait !
Toujours à voix haute, elle compléta pour elle même :
- Décidément, cet homme est un empêcheur de tourner en rond ! Il y a vraiment des gens qui s'évertuent à polluer la vie des autres ! Et Martine qui voudrait...tant trouver l’amoureux de sa vie
Fataliste, elle ralluma son ordinateur. Et dire qu'elle avait voulu faire un peu de jardinage pour se changer les idées. Et bien, c'est réussi ! Se dit-elle.
Son roman était presque terminé, il restait à peine quelques retouches à apporter au dernier chapitre. Chaque histoire qui s'achevait la rendait un peu mélancolique. Alors, plutôt que de poster le manuscrit, elle résolu d'aller le porter chez son éditeur à Paris. Cela lui permettait de passer quelques jours chez ses parents. Elle consulta sa montre. En se hâtant, elle avait juste le temps de mettre le point final à son histoire et de boucler son sac de voyage. Elle pourrait prendre la route ce soir, les deux chats confortablement installés dans leur grand panier d'osier, sur le siège arrière de la voiture.
Huit jours plus tard, elle se retrouvait un peu désorientée devant sa barrière blanche. Dès qu'elle eut franchi la porte, elle libéra les chats et se hâta d'allumer le chauffage. Les vieux murs de son chalet s'imprégnaient facilement d'humidité. Une fois les convecteurs allumés, elle mit du bois dans la vieille cuisinière et posa une bouilloire sur la plaque de fonte. Avec la pluie, la route lui avait semblé longue et les chats n'avaient pas cessé de miauler durant tout le trajet ! Enfin, elle pouvait se détendre. Elle enleva ses bottes et chaussa ses pantoufles. Elle s'étira en souriant, se remémorant les bons moments qu'elle venait de passer avec ses parents. Quand la bouilloire lâcha son doux chuintement, elle mit le thé à infuser et s'accouda à la fenêtre.
Tous les soirs, le car de ramassage scolaire déposait les enfants à deux pas du pigeonnier. Corinne aimait bien regarder les gosses qui s'égayaient aux quatre coins du village. Les grands par petits groupes, les filles bras-dessus bras-dessous et les petits en hordes piaillantes et gesticulantes !
Déjà la nuit tombait, pourtant Corinne remarqua un groupe d'enfants qui semblaient particulièrement agités. Soudain, elle entendit une petite ritournelle qui lui rappela son enfance. Les gosses criaient « Parisien, tête de chien... Parigot, tête de veau ! » Qu'est-ce qu'elle avait pu l'entendre ce refrain ! Elle se revit, toute petite, juchée sur le talus du terrain de son grand-père. Armée de pommes pourries et aidée par Martine, elle bombardait les enfants du village qui lui jetaient des pierres en criant leur fameux slogan ! Et dire que, quelques années plus tard, ces mêmes galopins étaient devenus ses meilleurs amis !
D'un coup de torchon, Corinne essuya la vitre embuée. Juste devant sa barrière, elle vit un petit garçon qui pleurait sous les quolibets et les railleries d'une bande de chenapans. Rapidement, elle enfila sa veste et sortit dans la rue. A sa vue, les tourmenteurs eurent tôt fait de déguerpir, abandonnant leur victime qui tentait vainement de ravaler ses pleurs.
Elle s'approcha du petit « Parisien » et l'entoura d'un bras protecteur.
- Ne pleure pas, mon petit lapin, calme toi... Je vais te raccompagner chez toi.
- Ne vous dérangez pas, Madame. Je vais rentrer tout seul.
- Ça ne me dérange pas du tout ! Je vais t'accompagner un bout de chemin... Si tu veux, on demandera à tes parents de venir te chercher à l'arrêt de bus, la prochaine fois...
- Ce n’est pas la peine Madame, il n'y a personne à la maison. Mon papa n'est pas encore rentré des champs.
- Alors, viens chez moi un instant. Tu vas boire un bon bol de chocolat, et ensuite je te raccompagnerai...
Corinne installa le petit dans la cuisine et lui tendit des mouchoirs en papier afin qu'il puisse sécher ses larmes. Alors qu'enfin rasséréné il lui dédiait un charmant sourire, elle eut comme un éblouissement. Ces deux fossettes qui creusaient des joues bien rebondies, ces petits yeux couleur noisette... Dans la rue mal éclairée, elle n'avait rien remarqué. C'est incroyable, on croirait voir Philippe, se dit-elle ! Non, je dois me faire des idées ! Tous les gosses de cet âge-là se ressemblent ! Pourtant... c'est étrange... les mêmes cheveux bruns et frisés...
Pour couper court à la nostalgie qui risquait de l'envahir, elle, appela les chats à la rescousse et les présenta au garçonnet ravi. Il joua un instant avec les deux félins, puis ils parlèrent de sa journée au lycée, elle lui raconta des anecdotes amusantes sur le village, lui assurant qu'il s'y habituerait bien vite. Enfin, il fut l'heure de le raccompagner. Il avait retrouvé toute sa confiance en soi et certifiait qu'il n'avait plus peur du tout.
- Je suis bien content de vous avoir rencontrée, Madame.
- Moi aussi, Antoine, je suis enchantée, j'espère bien qu'on se reverra souvent. En tous les cas, tu sais ou j'habite, tu peux passer me voir quand tu veux !
- Promis ! Mais... Si ça ne vous dérange pas, je préférerais que vous ne m'accompagniez pas jusqu'à la maison... J'ai trop peur que mon père me prenne pour une poule mouillée !
- Ne t'inquiètes pas, tu n'es pas une poule mouillée ! Mais c'est d'accord, je te laisserai au bout de la rue. Surtout, ne traîne pas en route et sois prudent.
Ils se séparèrent sur un signe de la main. Corinne rebroussa chemin et regagna sa maison, toute pensive. J'aimerais bien avoir un petit garçon comme lui, se dit-elle. Arrête de rêver, ma fille ! Avant d'avoir un enfant comme ça, il faut d'abord dégotter le papa, comme dirait Martine !
Elle regrettait que le lendemain soit un samedi, il n'y aurait pas de lycée, pas de car de ramassage scolaire. Elle ne reverrait pas son nouvel ami avant lundi. Dimanche matin, j'irai faire un tour au marché, pensa-t-elle. Peut-être le rencontrerai-je avec ses parents. Pour avoir un enfant aussi adorable et bien élevé, ce sont sûrement des gens charmants !
Elle décida qu'elle dînerait d'une simple soupe en boîte et se coucherait tôt ce soir-là. Elle voulait se lever de bonne heure le lendemain... Il y a encore cette satanée haie à tailler, pensa-t-elle. Les branches s'insinuent jusque chez le voisin, je ne voudrais pas qu'il en prenne ombrage...
La fatigue de la route aidant, elle s'endormit immédiatement dans son grand lit de plumes, les deux chats roulés en boule à ses pieds. Elle dormit d'une seule traite et se réveilla en pleine forme.
Vers onze heures, elle décida de rendre visite à Martine afin de lui rapporter les dernières nouvelles parisiennes dont sa cousine était très friande. Elle enfilait son trench en cuir quand la cloche du jardin émit son tintement grêle.
- Tiens ? C'est peut-être Martine !
Quelle ne fut pas sa surprise, lorsqu'elle jeta un coup d'œil par la fenêtre ! Suspendu d'une main à la manette de la cloche de cuivre, Antoine retenait de l'autre main un Indiana Jones endimanché qui semblait vouloir s'enfuir !
La scène était assez cocasse pour que Corinne accueille ses visiteurs le sourire aux lèvres. Adam pensa qu'elle était vraiment belle quand elle quittait sa mine renfrognée. Son fils lui avait raconté sa mésaventure de la veille et vanté les qualités extraordinaires de celle qui l'avait secouru. Adam avait jugé courtois d'aller remercier la jeune femme. Devant l'enthousiasme délirant de son fils et le flot de superlatifs, pas un instant il n'avait imaginé qu'il s'agissait de cette jeune femme-là ! Ce n'est que devant la barrière du jardin où subsistait encore le trou, vestige des méfaits de Fauvette, qu'il avait saisi la situation !
Ils pénétrèrent tous trois dans la grande pièce chaleureusement décorée. Spontanément, pour ne pas peiner l'enfant, les deux adultes se comportèrent comme des amis de longue date. Antoine, quant à lui, oublia rapidement leur présence pour chahuter avec les chats ! Corinne ouvrit une bouteille de Porto et disposa les verres sur un plateau. Ils s'assirent côte à côte sur le lourd canapé de cuir. Dès cet instant, à leur insu, le charme se mit à agir ! Ils parlèrent du village et s'amusèrent d'être tous deux des Parisiens exilés.
- Par quel hasard avez-vous découvert Kerglaz et acheté cette ferme ?
- Oh, je ne l'ai pas achetée, je l'ai héritée de mes grands-parents !
- Vos grands-parents ? Mais... c'étaient les grands-parents de Philippe qui habitaient là !
- Vous connaissiez Philippe ? C'était mon cousin ! Qu'est-ce qu'ont s'entendaient bien lui et moi ! Malheureusement, on ne se voyait pas beaucoup parce que mon père était militaire de carrière et basé en Allemagne. Mais on s'écrivait souvent ! On se racontait tous nos secrets !
- Alors... Il vous a peut-être parlé de moi...
- Oh, je vois ! Oui... Bien sûr ! Vous êtes Coco ! Dans toutes ses lettres, il me parlait de Corinne... J'aurais dû m'en douter !
Pour cacher son trouble, Corinne entreprit de remplir les verres.
- Cette ressemblance d'Antoine... Ça ne m'étonne plus ! Mais alors, vous êtes le fameux Adam ! Je me souviens, il me disait « un jour je te présenterai mon cousin Adam, mais ne va pas t'amuser à le séduire ou je te tords le cou ! »
- C'est drôle, c'est aussi ce qu'il me disait en parlant de vous ! dit Adam en posant sa main sur celle de Corinne.
Il la regarde tendrement et poursuivit :
- Je crois que je vais quand même prendre le risque et tenter de vous séduire. Philippe me pardonnerait certainement...Corine
Fin
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