vendredi 24 juillet 2015

Liège, le 3 mars 1980

Natalia Mendoza
Liège, le 3 mars 1980

Liège, le 3 mars 1980
Cher Henri,
Voici enfin de mes nouvelles, mais ces derniers temps j’ai été assez bousculé.  Maintenant je me repose, je suis en convalescence.  Ici les journées sont longues, monotones, toujours les mêmes gestes, les mêmes activités journalières qui se répètent inlassablement.  J’en viens à perdre la notion des jours, de l’heure, et, si on m’interroge, je serais reconnu comme désorienté dans le temps et dans l’espace car, en plus, ma mauvaise vue me joue des tours, me fait hésiter quant à la direction exacte de ma chambre, de la salle  de séjour.  Et j’éprouve un malaise, une honte presque, lorsque je me rends compte de mon erreur.
En fait, ce sont les autres qui me font ressentir cette honte, cette image qu’ils se font de moi : « Tiens ne serait-il pas en plus confus ? »
Mes journées, je les passe assis dans un fauteuil dur, inconfortable.  De temps en temps, je me promène dans le couloir jusqu’à la salle de séjour, ma plus lointaine exploration des lieux car là il y a un poste de télévision. Souvent je m’y assieds et je me laisse bercer par la musique et presque aussitôt, je m’assoupis.  Une autre manière de passer le temps.
C’est dernières semaines, j’avais remarqué un bruit étrange dans le couloir, deux à trois fois par jour comme s’y l’on traînait un objet métallique mal huilé, qui geignait tristement.  Un jour, ma curiosité m’a poussé hors de ma chambre et je me suis trouvé face-à-face avec une femme appuyée sur un cadre de marche qui, à petits pas, se dirigeait vers l’ascenseur.
Depuis cette rencontre, plus d’une semaine s’est écoulée. Elle s’est passée tellement plus vite.  Je n’en reviens toujours pas.  Cette femme rencontrée, je la revois maintenant chaque jour dans sa chambre, dans la salle de séjour, dans le couloir.  C’est drôle, je me sens bien avec elle, j’en oublie mes petits ennuis personnels.
Et un matin, elle m’apprit que son départ avait été décidé et qu’elle partait l’après-midi même.  J’en ai été bouleversé.  J’ai essayé de la raisonner, de la convaincre qu’elle ne pouvait pas me quitter, m’abandonner ainsi.  Mais le mécanisme, bien huilé, de sa sortie était programmé, plus moyen de revenir en arrière.  Tout avait été décidé pour elle et par elle.
Nous étions là, tous les deux démunis face à notre destin.  Nos espoirs, nos projets, nos illusions anéantis, balayés, piétinés.  Nous n’avions plus rien à dire, prisonniers de notre âge, de nos handicaps.  Elle a 77 ans.  Elle vit encore seule aidée par sa fille, Leila.  Elle se déplace difficilement, les articulations rongées sournoisement par l’arthrose.  Moi, avec mes 80 ans, je vivais chez ma nièce mais elle n’a plus le temps de s’occuper de moi depuis mes petits ennuis cardiaques.  En plus je suis malvoyant.
Nous n’avons plus le droit de nous aimer, d’avoir de tendres sentiments l’un pour l’autre et encore moins de les exprimer.  Nous avons un tort, commis une erreur irréparable : nous sommes vieux.
Voici, cher Henri, les quelques mots que je désirais t’écrire, toi le seul qui puisse me comprendre.  Cette lettre sera aussi la dernière, une manière de te dire adieu, de prendre congé de la vie. Adieu.
Natalia Mendoza


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