Carnet
de bord du capitaine Fracasse
Feuillet du 28 novembre 2001
La journée s’annonçait
difficile malgré tous les signes extérieurs qui nous faisaient penser à
l’été. C’était aussi la dernière journée avant mon départ pour le
nouvel emploi à Roberval. Malgré mes inquiétudes : Votre candidature
a été retenue par les membres du comité de sélection, disait la
lettre que j’avais reçue huit jours plus tôt. Veuillez-vous
présenter le premier mai à l’adresse indiquée. Depuis
la nouvelle, les difficultés concernant mon remplacement au camp
millage 43 du parc de Chibougamau s’étaient multipliées chaque jour.
Mais, depuis trois jours, le remplaçant était là. Plus le temps ne filait,
plus la liste des notes s’allongeaient. Mon remplaçant mémorisait
les façons de faire et pour les choses plus particulières, il
notait les détails. De toute manière, je
resterais disponible et facile à joindre, fut ma dernière
recommandation.
La roue de ma
vie continuait de tourner. Maintenant nous habitions Roberval.
Même si je trouvais le travail de bureau
routinier, la proximité du lac me réjouissait. Les
jours de beau temps j’allais prendre ma boîte à lunch, assis sur les
rochers de la digue. Je regardais vers le large. Je cherchais en
moi les pierres manquantes de ma route. Assis au raz de
l’eau, j’imaginais que le lac était devenu
aussi grand que la mer. Comme elle, ses
eaux bleues sous le soleil se perdent à
l’horizon. Les pierres de ma digue doivent se trouver
dans un autre monde, le monde des autres rivages que je
ne connais pas. Des rivages que ne peux atteindre, ceux
qui se trouvent plus loin que cet
horizon. La marina actuelle ainsi que les
quais n’existaient pas encore à cette époque. Dans la baie se
balançaient cet été là, deux magnifiques voiliers. Magnifiques
sous le soleil, ils tiraient sur leurs amarres le nez dans le
vent, pareil à deux purs sangs prêts à galoper. Parfois
un voilier manquait. Il était disparu. Il était
parti, invisible, parti comme si les flots
bleus du lac l’avaient englouti. Parfois, une voile blanche se
détachait sur l’horizon. Je ne savais jamais s’il s’éloignait ou s’il se
rapprochait de nous. Le temps du lunch passait trop vite et les petites
voiles se déplacent si lentement. Certains jours,
plusieurs curieux se joignaient à moi et prenaient
du soleil sur les rochers. Un midi, pendant que
je mangeais mon sandwich au jambon, un grand gaillard poussa
devant nous son canot sur les eaux du bassin. Il
agissait comme si personne n’avait été là.
Il se donna un petit élan et détendu, il sauta
dans le canot. Il pagaya doucement en direction des bateaux.
Il finit par embarquer son sac de toile sur le plus petit voilier.
Enfin, je pouvais observer les préparatifs de son
départ. Simple et précis dans ses gestes si bien qu’en
quelques minutes le voilier, libéré de son amarre, faisait
déjà route vers le lac. Je n’en croyais pas mes yeux. Je suis
resté sur ma faim. Une fois hors de la baie, la coque blanche
s’inclina dans un petit geste de salutation et poussé par la brise qui
gonflait sa grande voile, il se mit à tracer sa ligne d’écume vers le
large. C’est un souvenir que je n’ai pas oublié même après toutes ces
années. Ce soir-là, après mon travail, je suis revenu
sur la rive mais c’était le canot qui se balançait au mouillage dans la
baie. Le voilier s’en était allé. Il avait disparu.
Le lendemain, ainsi que les jours suivants, j’ai guetté matin
midi et soir son retour. Le midi du troisième
jour, le voilier était revenu. Dans ma tête, revenaient
continuellement les mêmes questions : Que
cherchent- ils plus loin? Que peut-on
trouver plus loin que cette ligne
sombre qui, certain jour, semble se fondre à
l’infini? Comment peut-on commander ces
élégants bateaux, qui n’ont ni roues
ni moteur. Pourquoi partent-ils toujours en
pointant leur étrave vers l’infini?
Comment vivre au présent un jour de
départ? Puis s’évaporer, se perdre, se fondre
dans cet horizon, et revenir de
l’infini trois jours plus tard? Il faut que je
trouve. Il faut que je comprenne. Joseph Fracasse
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