Carnet
de bord du capitaine fracasse
Feuillet
du 29 novembre 2000
Une
journée de soleil d’automne, une journée d’espoir
après une interminable période de grisaille. Le vent
soufflait fort et les nuages cherchaient à se cacher aux
quatre coins du ciel pour ne pas être trop rapidement délogés. Ce
soir, après le travail, je ferai ma première sortie sur
le lac en voilier. C’était ma dernière chance. Octobre
avait, semble-t-il, terminé de distribuer sa réserve de beaux
jours. Le voilier école serait désarmé à la prochaine journée
de congé et placé sur sa remorque pour l’hiver. J’avais
passé tout l’été au bord de l’eau. Nous avions loué un terrain de
villégiature sur le bord du lac Saint Jean, dans la municipalité de
Chambord. Déjà la petite famille grandissait. Il me
semble que Martin, qui me suivait partout, devait avoir
six ans à cette époque. Les bateaux faisaient déjà
partie de nos vies depuis longtemps et Nancy, encore un
bébé, passait ses journées dehors.
Elle adorait s’asseoir avec ses jouets dans le bateau
gonflable sur l’eau en bordure du Lac ou
placé à l’ombre sous les grands pins. Le bateau
lui servait de parc car c’était son endroit préféré.
Tantôt jouant et guettant les oiseaux et les écureuils,
tantôt rampant hors du bateau dans tous les coins du terrain. Nancy
aimait déjà les animaux, les grenouilles et même les
insectes, au grand désespoir de Rita, sa mère.
Rita, enceinte pour la troisième fois, devait continuellement
la surveiller et la nettoyer. La roulotte, à
laquelle j’avais ajouté une grande galerie
recouverte d’une toile, nous faisait office de chalet d’été.
C’était Martin qui avait la responsabilité de garder le feu de camp
vivant. Il s’occupait de son travail à la perfection. Jamais
un feu trop gros, si non pour le ramener à
l’ordre, il n’hésitait pas à mouiller d’eau les
flammes et le bout de son bâton à l’occasion. Sa petite
bouteille d’eau, munie d’un gicleur et
bien remplie était toujours, comme son bâton, à portée de
main. Ne jamais laisser les cendres se refroidir était,
semble-t-il, sa devise. En se réveillant le matin, il
se précipitait dehors pour rassembler avec son bâton au bout
noirci, les charbons de la nuit. IL soufflait sur
les cendres chaudes et replaçait des brindilles et
des bûches jusqu’à ce qu’un petit filet de fumée
s’élève vers le ciel. Après, c’était seulement
après, qu’il revenait à la roulotte pour réclamer son
déjeuner. Je passais un peu de temps libre à bricoler sur le
quai et sur la digue de la pataugeuse pour les enfants. Le
reste de mon temps, je le passais au bord de l’eau. Je
regardais le soleil se coucher dans les eaux dorées
du Lac les soirs de beau temps. Lorsque le vent soufflait, je
regardais venir ses vagues rageuses qui me défiaient.
Je sentais sa colère de lac lorsqu’il projetait
des branches et des troncs
d’arbre entier contre les rochers. Je me souviens
même d’un de ses fâcheux lendemains de cuite. IL
me semble qu’il avait dû boire tous les alcools des bas-fonds
de ses villes riveraines. Il était
assez en état de grâce pour
nous piquer une colère à tout casser. Au
petit matin, nous avions retrouvé notre
chaloupe brisée sur les rochers. Pendant des journées
et des nuits entières, le lac grondait. Il nous
intimidait, nous harcelait, nous trempait avec les embruns de
ses armées de vagues écumantes. Sans relâche,
elles prenaient d’assaut les piliers du quai et la
forteresse de pierres de la pataugeuse que j’avais
érigée. Décidément, j’aurais dû comprendre plus tôt que
le lac n’aimait pas beaucoup les barrières, ni
les digues. IL m’avait repris et broyé un pilier
de quai que je lui avais imposé. Je l’ai
aussitôt reconstruit en béton armé, plus gros,
plus haut et mieux ancré dans la pierre du rivage. Pendant
l’hiver qui suivit la reconstruction du deuxième pilier,
le lac, que je pensais endormi sous plus d’un mètre
de glace brisa sa carapace. Elle se fractura. Une
énorme fissure se fit dans ses glaces. La fissure venant du
large est venue frapper, soulever et renverser directement
mon nouveau pilier. Bien sûr, tous les riverains savent que
le lac, pour protester, fait chaque année des fissures dans ses
glaces. Mais jamais il n’en avait fait une qui me touchait
personnellement. Je n’avais jamais vu de fissure à cet endroit et
par la suite je n’en ai jamais revu. Pourtant je continuais de le
regarder. Pourtant je continuais d’écouter ses murmures sans
comprendre la douceur ou la violence dont il était capable. Je
voyais surtout ses colères sans encore arriver
à les comprendre. En même temps je continuais à le défier
avec du béton et de nouvelles pierres. C’est à cette
époque que j’ai réalisé que même si je ne parvenais pas à
m’entendre avec lui sur son rivage, je l’aimais quand-même tendrement.
J’aimais baigner mon regard dans ses yeux.
J’aimais fixer ses eaux endormies. J’aimais
soutenir son regard enivrant. Je voulais percer ses
secrets intimes. Je voulais le dépouiller, lui dérober
sa magie. Je voulais comprendre en
scrutant ses profondeurs, le déshabiller de ses
écrans, de ses filtres. Comme un enfant, je voulais
attirer son attention et sa tendresse. Parfois
mon cœur frissonnait en le contemplant. Il était si
beau, sous le soleil, quand les nuages de
phosphènes, recouvrait de poussières d’étoiles célestes se
répandaient à sa surface. J’avais des vertiges en me
regardant dans ses miroirs mouvants tellement il était
attirant. Je l’aimais. J’en étais tombé amoureux. IL me
fascinait avec ses colères que je croyais inutiles. Il
m’attirait avec ses vagues langoureuses, comme une amante douce
qui danse pour te séduire encore et encore.
Il pénétrait dans mes yeux jusque dans les
profondeurs de mon âme. Puis un jour, je suis resté
accroché aux yeux de mon amante, accroché à ses vagues,
accroché à sa danse et à ses musiques. Je venais de lui
ouvrir les bras. Avec ma famille, j’habiterais à jamais ses
rivages. Je parlerais de lui en tremblant et
ma vie et mon cœur lui seraient fidèles
pour toujours. . Je l’aimais et je capitulais. Je
l’aimais et assis sur les rochers comme au temps de la digue, je lui souriais
maintenant. Dorénavant, comme un amant jaloux, je
voulais tout de lui. Je voulais chevaucher ses vagues. Je voulais
vibrer, comme une coque fragile, dans ses vents d’été.
Je voulais grelotter dans ses brises printanières
et défier encore ses nuages sombres et ses
colères d’automne. Je voulais sentir sur ma
joue, sur ma bouche mouillée, ses baisers d’écume
et d’eau douce. Je voulais me laisser séduire, me
laisser charmer de ses murmures du soir, de ses musiques de plages
sous le soleil. Je voulais entendre le clapotis
de ses eaux léchant les rivages enrochées. Je voulais entendre le
chant des sirènes cachées dans ses profondeurs. Je
voulais me reposer dans ses douceurs et m’endormir dans ses
bras. Je voulais faire la paix. Voilà pourquoi
j’abandonnais désormais la lutte inutile sur ses rives,
voilà pourquoi j’avais pris rendez-vous
pour apprendre moi aussi à hisser ma voile.
Joseph Fracasse
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